Situation politique et culturelle de l’époque des Abbassides
Sous la dynastie des Omeyyades (entre 661 et 750), les chiites faisaient l’objet de fortes pressions politiques, et leurs âmes et biens étaient continuellement en danger. Cependant, les califes omeyyades eux-mêmes furent peu à peu menacés par une série d’événements, notamment par de nombreuses rébellions qui éclatèrent un peu partout dans leur royaume.La première fut instiguée par Abou Moslem Khorâssâni, grand défenseur de la cause abbasside (dynastie qui succèdera aux Omeyyades). Reçu avec enthousiasme, il bénéficia également du soutien des chiites. En 134 de l’Hégire (751)Le chef des Abbassides, Abol ‘Abbas, surnommé Al-Saffâh, fut proclamé calife. Avec l’arrivée au pouvoir des Abbassides, les chiites connurent un court répit qui se termina très vite avec une nouvelle vague de répression. Ainsi, les Abbassides adoptèrent rapidement les mêmes méthodes que celles des Omeyyades vis-à-vis des partisans de Ahl al-Bayt, c’est-à-dire de la Famille du Prophète. Le troisième siècle de l’Hégire fut une époque de détente politique. Les savants chiites profitèrent de cet assouplissement politique pour développer leur enseignement et la défense de l’école des Ahl al-Bayt.
Cependant, l’événement le plus marquant de cette époque demeure la nomination à la succession au califat de l’Imam Ar-Ridha (AS). Cet événement eut des conséquences importantes que nous allons évoquer ici au cours de l’article.
L’arrivée au pouvoir de Ma’moun
Après la mort de Hâroun al-Rashid, son fils Ma’moun entra en conflit avec son frère Amin ; conflit qui se solda par un combat sanglant et l’assassinat d’Amin, à la suite duquel Ma’moun devint calife. Dès lors, la politique du califat abbasside envers les chiites se durcit.
Les décennies précédentes avaient été marquées par les révoltes des partisans de l’Imâm Ali (’alavi) qui se soulevaient, provoquant des guerres et des rebellions mettant le califat en difficulté. Durant cette période, les différents Imâms ne coopérèrent cependant pas avec les instigateurs de rebellions et se tinrent à l’écart de leurs affaires. Les chiites de cette époque, qui formaient une population importante, continuaient de considérer les Imâms comme leurs guides religieux auxquels l’obéissance était due. Ils estimaient au contraire le califat très éloigné de l’autorité sacrée de leurs Imâms, d’autant plus qu’il était assuré par des personnes plus préoccupées par le pouvoir et les plaisirs mondains que par le respect des principes religieux. La persistance d’une telle situation d’instabilité était dangereuse et constituait une sérieuse menace pour le califat.
Ma’moun essaya de trouver une solution efficace pour mettre fin à ces contraintes politiques qui, depuis soixante-dix ans, n’avaient pu être résolues par ses prédécesseurs abbassides. Pour arriver à ses fins, il décida de nommer l’Imam Ar-Ridha (AS) comme son successeur, espérant ainsi surmonter deux difficultés : premièrement, empêcher les partisans des descendants de la Famille du Prophète de se rebeller contre le gouvernement puisqu’ils en feraient eux-mêmes partie, et mettre ainsi fin aux mouvements d’opposition, et deuxièmement, faire perdre aux gens leur croyance spirituelle et leur attachement intérieur aux Imâms. Ceci pourrait selon lui être réalisé en laissant les Imâms se mêler des affaires mondaines et de la politique du califat, qui avait toujours été considérées par les chiites comme mauvaises et impures. De la sorte, leur organisation religieuse s’écroulerait, tout comme la dimension sacrée de leur lutte, et ils ne représenteraient plus un danger pour le pouvoir officiel : ils ne seraient qu’une école parmi les autres. Ces desseins une fois accomplis, l’éloignement de l’Imâm ne présenterait aucune difficulté pour les Abbassides. Cette nomination permettait également à Ma’moun de se rallier les chefs de son armée, en majorité pro-chiites. La présence de l’Imam Ar-Ridha (AS) au sein du pouvoir permettait également de lui conférer une légitimité sans précédent, arrachant en même temps l’un des piliers de l’opposition chiite, c’est-à-dire la question de l’usurpation du califat.
Loin de refléter d’hypothétiques sympathies chiites, le projet de Ma’moun ne reflétait qu’une volonté d’instrumentaliser l’Imam Ar-Ridha (AS) dans son propre intérêt – et peut être même de mettre à jour les chiites afin de mieux les reconnaître et de les liquider plus facilement par la suite s’ils venaient à représenter un danger pour son pouvoir. Afin d’exécuter son projet, Ma’moun demanda à l’Imam Ar-Ridha (AS) de venir de Médine à Marv. Lorsqu’il y arriva, Ma’moun lui offrit d’abord le califat puis, devant son refus, lui proposa le titre d’héritier présomptif (wali al-’ahd). L’Imam Ar-Ridha (AS) s’excusa et refusa de nouveau la proposition, mais fut finalement contraint à accepter le principe de la succession – ce qu’il ne cessera de répéter par la suite –, en mettant pour condition de ne se mêler d’aucune affaire gouvernementale, ni de la nomination, ni de la révocation des agents gouvernementaux. Il refusa également de prodiguer tout conseil concernant les affaires de l’Etat. Cet événement eut lieu en l’an 200 de l’Hégire. Cette stratégie de « non ingérence » de l’Imâm était ainsi destinée à lui permettre de ne pas être associé au pouvoir et de conserver une attitude d’opposition à son égard. C’était également un message adressé aux chiites, évoquant l’idée d’un rejet de toute collaboration avec des dirigeants iniques.
Ma’moun ne tarda pas à réaliser qu’il avait commis une erreur car sa décision permit au contraire une propagation sans précédent du chiisme en Iran, un attachement croissant du peuple à l’Imâm et l’augmentation de son audience au sein même de l’armée et des agents gouvernementaux. Il se produisit donc exactement le contraire de ce que Ma’moun escomptait.
Dans un ultime effort de contrer l’Imam Ar-Ridha (AS) et de diminuer son prestige idéologique, Ma’moun organisa des débats durant lesquels les savants les plus brillants des différentes religions et sectes se réunissaient. Il y convia le huitième Imâm qui débattait avec de hautes personnalités juives, chrétiennes, hindoues… et les réduisait au silence devant la puissance de son éloquence et de son argumentation. Plusieurs de ces débats sont enregistrés dans les recueils de hadiths (traditions) chiites. Face à l’ensemble de ces échecs, Ma’moun retourna aux stratégies de ces prédécesseurs et décida finalement de tuer le huitième Imâm en l’empoisonnant.
L’Imâm Rezâ et le chiisme auprès des Iraniens
Le voyage de l’Imam Ar-Ridha (AS) de Médine à Marv lui permit tout d’abord de passer par de nombreux villages et villes d’Iran, où sa présence produisit une forte impression sur les populations locales et renforça le courant de sympathie chiite. La réalisation de plusieurs miracles, mais surtout ses paroles touchèrent de nombreuses personnes. En passant par Neyshâbour, lors de son voyage de Médine au Khorâssân, des compilateurs de hadiths du prophète Mohammad vinrent vers l’Imam Ar-Ridha (AS) en lui demandant de leur transmettre une parole de son ancêtre afin de la consigner par écrit. L’Imam Ar-Ridha (AS) leur rapporta alors cette parole du Prophète : « Dieu a dit : La parole « Il n’y a pas de dieu en dehors de Dieu » est Ma forteresse (hisni) ; quiconque entre dans Ma forteresse sera épargné de Mon châtiment’’« . L’Imâm ajouta : « Mais à condition de respecter ses conditions, et je suis l’une de ses conditions« . Lorsque l’Imam Ar-Ridha (AS) rajoute cette condition, il souligne ainsi l’importance de la reconnaissance du principe de wilâyat, c’est-à-dire de l’amour porté aux Imâms et la nécessité de leur porter allégeance ; principe fondamental du chiisme. Ce hadith ne tarda pas à devenir un pilier de l’héritage spirituel du chiisme, et renforça l’importance de la wilâyat dans l’esprit des gens.
Durant sa présence en Iran, à Marv, l’Imam Ar-Ridha (AS) ne perdit jamais une occasion d’aller à la rencontre des gens et de leur transmettre certains préceptes religieux, paroles qui étaient ensuite compilées et diffusées. En outre, comme nous l’avons évoqué, l’Imam Ar-Ridha (AS) eut un rôle important dans l’affirmation de la prééminence du chiisme grâce à ses controverses avec des chrétiens, des juifs, des sabéens et même des athées. Les arguments décisifs qui y étaient développés par l’Imam Ar-Ridha (AS) et l’audience qu’elles rencontraient eurent un rôle de premier plan dans la propagation du chiisme.
Bien qu’étant demeuré à l’écart de toute décision politique, l’Imam Ar-Ridha (AS) utilisa la tribune unique du califat pour diffuser de nombreux principes du chiisme et élargir son audience. Ma’moun l’autorisa ainsi plusieurs fois à monter à cette tribune pour s’adresser à l’ensemble de la communauté islamique. Son statut officiel lui permettait également d’être consulté par de nombreux savants, gens de la cour ou croyants venant de tout le pays, de diffuser les hadiths du Prophète et des Imâms lui ayant précédé à grande échelle, mais aussi de former des proches partisans et savants dans le domaine des hadiths, l’étude de leurs transmetteurs, le droit (fiqh), le dogme… ce qui eu également un effet décisif dans la consolidation du patrimoine spirituel et intellectuel du chiisme. On lui attribue également de nombreuses paroles traitant de philosophie, de jurisprudence, d’exégèse, d’éthique…
Fort de leur reconnaissance officielle, les partisans de l’Imâm Rezâ multiplièrent leurs activités pour diffuser la pensée chiite dans tout le pays, entraînant un nombre important de conversions. L’Imam Ar-Ridha (AS) atteignit un respect et une vénération sans précédent dans l’ensemble du pays. Il conféra également une assise sociale durable au chiisme en Iran, dont les effets perdurèrent et façonnèrent l’histoire des siècles suivants, en atteignant un point d’orgue lorsque le chiisme devint religion d’Etat sous les Safavides.
Sources :
– Qomi, Sheikh ’Abbas, Montahâ al-Amâl (L’extrémité des souhaits), Téhéran, Enteshârât-e ’elmi.
– Hosseini, Dja’far Mortezâ, Zendegui-e siyâsi-e hashtomin Emâm hazrat-e ’Ali ibn Moussâ al-Rezâ (La Vie politique du huitième Imâm, ’Ali fils de Moussâ al-Rezâ), traduit de l’arabe au persan par Seyyed Mohsen Khaliliân, Téhéran, Bureau de la Culture islamique, 7ème édition, 1373/1994.
– L’Imam ’Alî al-Ridâ (p) – L’Etranger de Tûs, compilation et traduction de Leila Sourani, éditions BAA, 2009.